Les Khmers Roses, François Devoucoux du Buysson, 2003 2eme Partie sur 2

3. Mécanique de la mauvaise foi

Si, d’aventure, ce livre vous tombait entre les mains, il est important de bien en saisir les mécanismes argumentatifs et de faire attention aux raisonnements qui sont conduits, sous peine de sombrer dans la paranoïa la plus totale.

Premièrement, une grande partie de son argumentation repose sur une distinction entre les gays à la vie dissolue, les intellectuels et les homosexuels « honnêtes ». Les premiers n’exemplifient pas les dires des seconds et les troisièmes ne se prononcent que peu sur les deux premiers. Bref, rien ne semble s’articuler. Les théories restent dans le vide, les uns sont extravagants et sexuellement débridés tandis que les autres vivent reclus.

C’est totalement vrai (aux clichés près). La communauté homosexuelle est plutôt cloisonnée et ceux qui lisent Éribon ne sont pas tout le temps ceux qui vont danser en boite. Cependant, c’est Devoucoux qui veut considérer la communauté comme unie, unitaire et organisée, qui s’offusque de son élaboration. Dans la théorie gay, justement, il y a une césure entre les modes d’appréhension de la vie gay, les stratégies d’appropriation et de la construction identitaire.

Le truc, avec la communauté homosexuelle, c’est qu’elle est différente des communautés ethniques et que, fatalement, son fonctionnement est très particulier. Les référents communs ne fonctionnent pas de la même façon pour les individus, et la culture n’est pas véritablement commune (c’est une culture d’interprétation), donc on ne peut pas vraiment plaquer les raisonnements de la sociologie et de l’ethnographie sans réaliser des ajustements.

Deuxièmement, l’auteur à une certaine tendance à couper les citations, prêter des mots à certains auteurs ou à la communauté entière et à sauter à des conclusions rapidement. Ainsi, page 60, il fait fonctionner la théorie proustienne avec le commentaire qu’en fait Didier Éribon dans sa Réflexions sur la question gay (1999). Évidemment, si on ampute toute la partie critique qu’Éribon en tire, les conclusions peuvent sembler provenir d’un autre siècle !

L’affirmation que les gays veulent prouver que l’homosexualité est génétique pour en tirer un discours légitimant la différence (p 49) est tout aussi parcellaire.

Si l’on y ajoute une tendance à schématiser et à faire vivre les clichés sur l’homosexualité, on obtient une argumentation facilement attaquable percluse de paralogismes et d’artifices rhétoriques.

4. Comment en arrive-t-on là ?

Comment quelqu’un, de relativement sensé, qui semble avoir une certaine forme d’analyse des choses (sa vision du glissement vers la droite de la population homosexuelle et de son idéal de vie qui se « normalise » me semble tout à fait juste) peut en arriver à une telle détestation ? C’est la question que je me posais à longueur de page.

Pour commencer, il est clair que Devoucoux a un problème avec l’idée d’une société française homophobe. Si une partie du problème réside probablement dans un manque d’information ou d’ouverture d’esprit de sa part, je pense qu’il faut aussi prendre en compte la violence du mot et le fait qu’il soit probablement trop fort pour désigner la France. Le mot homophobe désigne un comportement qui dépasse de loin le simple ostracisme ou la mécompréhension. Discuter le mariage entre personnes du même sexe ou émettre des doutes sur l’aptitude des couples homoparentaux à élever des enfants c’est avoir une aversion envers les homosexuels, être conservateur ou simpliste, mais ce n’est pas de l’homophobie.

Les triangles roses, les insultes et les menaces, voila des degrés de xénophobie qui me semblent légitimes de désigner par le terme d’homophobie.

Il me semble judicieux de réfléchir à une autre manière de signifier les discriminations (positives ou négatives d’ailleurs), l’ostracisme du quotidien et le sentiment de ne pas complètement appartenir à la société dans laquelle nous vivons. Il est presque certain que ce terme traversera la communauté homosexuelle tant ce sentiment est universel.

Deuxièmement, je pense que la vision des revendications de Francois Devoucoux date un peu : s’il a accepté le droit à l’indifférence des années 70, il ne semble pas comprendre la dynamique qui mène les homosexuels actuels à en venir au droit à la différence.

Le droit à l’indifférence pourrait se résumer par un « laissez-moi vivre tranquille ». Celui à la différence serait plus proche d’un « Acceptez mon autre manière de vivre ». La différence est subtile, mais dans le premier cas il y a cette idée de vivre un peu caché, clandestinement tandis que dans la seconde l’assumation de son mode de vie est complet et on demande à ce que les autres l’intègrent comme une manière faire alternative.

La construction identitaire des homosexuels passe souvent par la déconstruction de modèle hétérosexuel. En gros, on se rend compte dans un premier temps qu’on n’est pas hétérosexuel, et une fois cette constatation acceptée, la construction homosexuelle peut commencer. Tout le monde ne fonctionne pas exactement de cette façon, mais je pense que cela rejoint pourtant la majorité.

Cette énergie déployée pour se déconstruire puis se construire différemment demande une rétribution sociale (là encore, cela ne se manifeste pas de la même manière pour tout le monde, mais globalement cette idée rejoint la majorité) et c’est comme cela que j’explique le besoin de visibilité. C’est pour cela que l’on trouve souvent les jeunes homosexuels « exubérants » (avec toute la réflexion sur les codes sociaux que cela induit) : ils sont dans la célébration et l’affirmation de leur nouvelle identité. Il y a une fierté énorme, difficilement concevable pour qui ne s’est jamais réinventé, tirée de cette relecture de soi. C’est un travail difficile surtout lorsque l’on croise l’homophobie ou l’aversion très poussée de certains.

Le droit à l’indifférence c’est le droit de vivre son homosexualité, le droit à la différence c’est le besoin de reconnaissance social, de faire exister le parcours homosexuel.

Et je pense que l’on arrive au point le plus fondamental de la mécompréhension de la question gay.

Rejetant l’idée d’une essence homosexuelle, et même hétérosexuelle d’ailleurs, Gore Vidal considère que la sexualité n’est pas une nature, mais simplement une pratique. Il n’y a pas plus d’homosexuels que d’hétérosexuels, il n’y a que des individus qui pratiquent telle ou telle sexualité. L’homosexualité a davantage à voir avec le verbe faire qu’avec le verbe « être ». Et ce que l’on fait ne correspond pas forcément à ce que l’on est. (Page 136)

L’homosexualité n’est pas, à mon avis, seulement une manière de faire l’amour, cela dépasse la simple pratique sexuelle. Cela pourrait être le cas si l’ensemble des pratiques sexuelles et des rapports au genre était facilement admis. Cependant, dans les sociétés occidentales, pour sûr (il me semble que les autres posent le même problème, mais je ne les connais que trop mal pour généraliser si rapidement), ce n’est pas le cas, et, dans nombreux cas de figure, il faut déconstruire le modèle référent (hétérosexuel) pour s’en construire un personnel, et par la même occasion, l’homosexualité passe de la pratique sexuelle à une partie de la construction identitaire, elle verse du simple « faire » à « l’être ».

C’est d’ailleurs à cause de cette bascule que la marche de la fierté gay existe encore, que les homosexuels revendiquent leur existence avec autant de force. C’est l’hétéronormativité qui construit les gays, pas l’homophobie !

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One thought on “Les Khmers Roses, François Devoucoux du Buysson, 2003 2eme Partie sur 2

  1. héhéhé … j’adooooore la pondération et les nuances de ton discours …. jte jure, c’est du miel pour les yeux !!! ….. mais j’ai essayé d’me mettre à la place de ce bonhomme … j’pense que ce coté « différent » qui lui fait peur, et c’est ptet normal de réagir aussi violemment devant quelque chose qu’on ne connait pas, qu’on ne maitrise pas … il faudrait le consoler en lui faisant des bisoux 😀 !!! … mais ça m’fait penser que certains hétéro aussi se sentent un peu « exclus » d’la société … comme tu dis, c’est un sentiment assez universel ^^ … comme il n’existe pas UNE et une seule communauté gay, il n’existe pas non plus UNE et une seule communauté hétéro ^^

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