http://www.canal-u.tv/video/meshs/cinq_concepts_proposes_a_la_psychanalyse_francois_jullien.11093
Je viens de visionner cette conférence qui date de la fin 2012 de Francois Jullien et Jacques Milloul et je voudrais partager rapidement une remarque qui me squatte les synapses : qu’est ce que la cohérence chinoise dont ils parlent ?
Cette réflexion porte de la 6eme minute de la conférence jusqu’à la 15eme ( histoire que vous ne vous tapiez pas tout … voyez comme je suis un mec plutot sympa !).
D’après ce que je comprends, Jullien se refuse à parler de concepts, de conceptualisations ou de théorie dans la philosophie chinoise ( je suppose autre que moderne) car elle ne semble pas être hiérarchisée à la manière de la pensée grecque ( 7’20). Voire même les concepts chinois résistent à la conceptualisation (9’20).
Du coup je m’interroge ce soir, sur ces quelques points :
– N’existe t’il pas des courants de pensée différents dans la pensée chinoise ?
Cette question me semble ridicule rien qu’à l’énoncer, sachant qu’il y a des distinctions fortes entre le bouddhisme et le taoisme, il doit fatalement y avoir des courants de pensées très différents.
– Les concepts chinois résistent t’ils tant que ca à la conceptualisation ou est ce seulement notre mode d’appréhension des concepts qui est trop étroit ?
J’entends par là que dans la mesure où nous (en tant que descendants des philosophes occidentaux) poser les règles du jeu de la conceptualisation et de sa communication, est ce que la résistance qu’éprouve Jullien provient de qualités des concepts développés par la Chine ou de limitations de notre propre pensée.
Je vous invite à parler de cela. Ce qui vous tente. Histoire de faire avancer notre compréhension des choses, et prendre du plaisir à se jaser.
On peut dire que les questions que tu poses sont vastes ! En même temps, vis-à-vis des propos de Jullien (bon, là, faut pas merder dans l’écriture), il y a de quoi.
S’il existe plusieurs des courants de pensée différents dans la pensée chinoise ? Bin ça, c’est le moins que l’on puisse dire ! On ne va pas évoquer ici le bouddhisme, car ça vient de l’envahisseur d’à côté (ce courant pénètre en Chine et devient important autour IIIe siècle de notre ère, avec les premières influences sur le taoïsme par exemple).
On peut déjà distinguer quelques courants de pensée principaux en Chine, du Ve siècle avant notre ère à ce fameux IIIe siècle de notre ère :
— le confucianisme. Tout le monde connaît ce vieux monsieur qui n’a d’yeux que pour les classiques, la piété filiale et dont les Chinois se réclament (avec, on le notera, une certaine relativité).
— le taoïsme. Des gens prétendument immortels qui passent leur temps à se planquer dans les grottes et se torcher la goule au tire-boyaux afin de trinquer avec la lune. Des sortes de hippies de l’époque.
— le moïsme (ou mohisme, c’est vous qui voyiez). Gros concurrent du confucianisme, c’est un courant qui prône l’égalité et l’amour universel, mais surtout qui refuse les dépenses excessives, les cultes trop couteux. De gros économes qui prônent également une sorte de novlangue également de l’époque.
— les sophistes. Dans l’ensemble, ces derniers se disputent sur l’emploi du nom exact pour désigner exactement la chose ou le phénomène qui se trouve devant leurs yeux. Reste à les mettre d’accord sur ce qu’ils ont vu.
Bref, il s’agit là de courants principaux, dont on dispose aujourd’hui de la trace. Jusqu’à l’influence du bouddhisme, certains de ces courants se sont effacés, modérés ou transformés, et l’influence du bouddhisme a généré par la suite de nombreuses transformations, plus ou moins rapidement suivant le temps de réaction de chacun d’entre eux.
Il existe donc de nombreux courants de pensée en Chine. Même qu’au IIIe siècle avant notre ère (attention de ne pas se tromper, hein), les différentes écoles étaient réunies au sein d’un même « centre », une sorte d’agora du barbu (tous les penseurs chinois sont représentés avec un simili de sagace pilosité).
Quant à la seconde question, elle est choquante dans la mesure où elle est posée suite aux propos de Jullien, qui considère qu’il n’y a pas de « concepts » en chinois.
Alors, juste histoire d’asseoir un petit argument confortable, quiconque étudie un peu la pensée chinoise connaît des ouvrages du genre Histoire de la pensée chinoise, d’Anne Cheng, A History of Chinese Philosophy, de Fung You-lan, etc.. S’il n’y avait pas différents courants de pensée en Chine disposant de concepts distincts, écrirait-on des bouquins sur le sujet en plusieurs volumes ?
Deux ouvrages importants me viennent en tête (bon, en fait, ils sont sous mes yeux) La pensée chinoise ancienne et l’abstraction, d’Anna Ghiglione, et Key Concepts in Chinese Philosophy, de Zhang Dannian. Rien qu’avec ces deux bouquins, on peut se montrer dubitatif quant aux propos de Jullien.
Notre compréhension n’est étroite que dans la mesure où l’on est incapable de comprendre leur teneur dans le sens qui était proposé par leur auteur en leur temps et suivant leur courant. Un exemple, la notion de Tao (je pense que beaucoup de gens connaissent ce concept). Ce terme est employé aussi bien dans le taoïsme que dans le confucianisme, mais dispose pour chacun d’une conceptualisation particulière qui récuse l’autre.
Notre pensée n’a pas plus de limites à comprendre la pensée chinoise que l’inverse. Le problème vient de l’usage que nous souhaitons en faire. Et c’est bien là le souci de Jullien. Il comprend ce qui se dit en Grèce et en Chine. Son souci provient des amalgames qu’il produit. Les concepts chinois sont comprimés dans la traduction qui leur est donnée, ou dans le rapprochement souvent hâtif qui est fait avec ce qui est disponible dans la pensée occidentale.
De fait, on cherche davantage à interpréter tel ou tel concept selon ce qui se dit en occident, et non comment cela est pensé à la source.
Une attitude antagoniste à celle de Jullien serait de chercher dans la pensée Grecque des concepts chinois.
Je pense que la première question est balayée par ta réponse.
Donc je pense qu’on va se concentrer sur la seconde.
On voit bien dans la suite de questions qu’adresse Jean Jacques Milloul au sujet de la vigilance (52’30 et 55’15) et dans les réponses un peu floues qui lui données qu’ il peut y avoir de la difficulté abstraire, ou à utiliser (ce qui, a toutes fins pratiques revient un peu au même) les « cohérences » issues de la pensée chinoise.
La notion de vigilance (56’50- 58’59) qui n’est ni une connaissance, ni un savoir, mais plutôt un état (un état sans finalité, sans attente, sans préconçus ni orientation) pose bien le problème de sa définition et surtout de son utilisation philosophique.
Comment utiliser une notion qui n’a pas de finalité et qui ne semble ne se définir que par ce qu’elle n’est pas ?
Est ce que ce serait cet état de fait qui pousse Jullien à refuser le terme « concept » quand il parle de pensée chinoise ?
Je vais ici admettre ma faiblesse : je ne comprends pas de quoi Jullien est en train de parler, tout du moins sur quel courant de la pensée chinoise il se repose. Il parle de Confucius comme le support et la source de ces arguments. Or, dire que le sage n’a pas d’idée, pas d’intentionnalité, pas de position, pas de moi… C’est dans le taoïsme que l’on trouve cette enchaînement. Mais je ne suis pas spécialiste du confucianisme, je le concède bien volontiers.
Ce que Jullien expose ici en guise de réponse est ce que l’on nomme le processus de négativité, assez proprement taoïste, et qui est par ailleurs difficile à éclaircir. Le sage, dans cette voie, ne cherche pas à transformer les autres car il sait qu’il n’a pas de prise sur les processus de transformations des êtres. Il suit le mouvement des cycles, s’adaptent, mais ne cherche pas en prendre le contrôle. Lorsque l’on cherche à exercer un contrôle sur lui, il se dérobe, car il ne peut se soustraire à l’imposition de l’autre. Sa vigilance est là : demeurer dans une sorte de vide duquel germe le Tao, tout du moins chose vers lequel il peut tendre.
Concernant ce que je crois savoir du confucianisme, il ne s’agit pas de s’imposer au prince évidemment (au risque de se faire raccourcir), mais d’être celui qui instruit le prince sur les bonnes actions qu’il doit faire. C’est le Jiminy Cricket du Souverain. Le confucéen cherche à se montrer disponible auprès du souverain, car un souverain bien conseiller est un bon souverain, et dès lors son peuple rayonne. Dès lors, le sage confucéen se montre vigilant dans son attitude, dans sa façon de distiller ses conseils à l’oreille du souverain : il doit faire en sorte de ne pas trop se faire sentir pour que le prince ne se sente pas effacer par son conseiller, ses conseilles doivent être mesuré, car ce n’est pas lui qui contrôle sa progression vers les différents états de sagesse. À partir d’un certain palier, c’est sa constance dans son état de sagesse qui lui permet de progresser davantage vers des états de sagesses plus élevés.
On pourrait illustrer ces deux états suivant une courbe : le taoïste est vigilant dans son enfoncement dans la Tao, son retour à la Source, et ne se rend disponible que pour cette tache. Ainsi effacer, il attire à lui les hommes sans que ceci se sente pousser ou guider. La courbe est descende, et plus le sage progresse dans cette négativité, plus les hommes sont amenés à se plier, à se transformer sans rompre. Ce n’est pas directement le sage qui transforme les autres, mais son inclination vers le Tao qui conduit ceux qui l’entourent à se transformer d’eux-mêmes. Le confucéen quant à lui doit progresser dans sa connaissance et sa maitrise des classiques afin d’être en mesure de conseiller le souverain vers une bonne conduite à l’égard du peuple. Le confucéen est éduqué, formé pour servir les hommes de pouvoir. Son intentionnalité est entière, pour autant il reste à sa place, là se place sa vigilance. Il n’est pas souverain, respecte les différentes strates de la hiérarchie (familiale, sociale). Sa vigilance demeure dans cet état de constance. Sa courbe est ascendante car il se tourne vers Ciel, qui lui donne accès au Tao.
On pourrait revenir sur les propos de Jullien « ce n’est pas philosophe, c’est Confucius » (Confucius se suffit alors à lui-même ?), ou « il faudrait que tu sois sage en 5 minutes pour comprendre ce que je t’explique » (ce qui laisse entendre que lui-même se trouve être sage), mais son problème (exposé par ceux qui connaissent Jullien mieux que moi) est le suivant : il idéalise ce qu’il pense être de la pensée chinoise, de la philosophie grecque, de Freud, etc.. On arrive parfois à un point où l’on ne parle plus de ce que dit tel chinois ou tel grec, mais de ce que dit Jullien. Aussi, bien qu’il s’inspire de différents courants, son imbroglio est tel qu’il convient mieux de parler de ce qu’il pense plutôt que ce dont il fait référence.
C’est d’autant plus fâcheux que oui, des concepts de la tradition chinoise pourraient être intéressants, étudiés par la psychanalyse. Mais il convient de savoir clairement de quoi l’on parle. Ce qui me semble ne pas être le cas ici.
Encore une chose : en chinois, les concepts s’articulent autour de processus, d’une mouvance, ce qui rend ce caractère instable, et de fait difficilement saisissable. Pour autant, des concepts comme la vigilance sont tout à fait exploitables dans la mesure où l’on capable de les expliciter clairement. Je ne sais pas si j’ai correctement réussi cet exercice d’ailleurs….
Je crois comprendre que le terme « vigilant » n’est peut être pas le plus adapté pour décrire la posture toaîste. Raymond Smullyan propose le terme de spontané qui, vous me direz, me semble plus exact ( R.M.Smullyan, The Tao is Silent, 1977, The Tao is ever spontaneous, p 52-56).
Plus exact car la spontanéité demande un relâchement, un abandon des determinismes mais aussi une présence, une attention constante pour être à même de capter l’événement. J’ai la sensation que cette approche serait plus éclairante.
De plus, on voit la, comment l’idée de spontanéité semble plus résister à la conceptualisation : on ne peut pas demander à quelqu’un d’être spontané, on ne peut que difficilement le décrire ou le cartographier… c’est même difficile de le reconnaître chez quelqu’un…
Mais, dans l’explication que tu donnais Jonathan, plus haut, on comprend rapidement que c’est une idée qui s’adapte très mal au confucianisme, et donc, pose le problème de savoir de quelle(s) tradition(s) parle Jullien lorsqu’il conceptualise depuis les cohérences chinoises ( 7’20). J’ai même la sensation, d’après ce qui est expliqué dans les commentaires, que la vigilance taoiste ( que j’associe pour le moment à la spontanéité) et la vigilance confucianiste sont radicalement opposées ( l’exemple des courbes est clair).
Opposées non pas en but mais en processus. Du coup, j’ai l’impression de soulever une faille méthodologique importante dans son approche.
Mais peut être je suis trop dans l’approche par la définition pour saisir la subtilité de concepts taoistes :
To understand the concept of Tao, one must aslo be thoroughlt familiar with Taoist poetry and painting (as well, perhaps as calligraphy) in wich Taoistic feeling has found its most concrete and vivid embodiment. In short, to understand the meaning of « Tao » one must thoroughly steeped in the whole philosophy and arts of Toaism.
After you have done this, after you have sampled thousands of uses of the word « Tao », you might try your hand at being clever and framing one single definition to cover this whole multitude of cases. But even if you succeed, how utterly empty yout definition will be to those who have not had your concrete experience of actual living through this philosophy !
R.M Smullyan, op.cit., p16
Le propos de Smullyan n’est pas faux, dans un sens universel. Car cette « demande de relâchement » ne s’exprime pas de la même façon chez le taoïste ou chez le confucéen. Il ne faut jamais oublier que le courant des lettrés dispose lui aussi de sa propre définition du Tao. Chacun des courants de pensée ayant émaillés en Chine ont définis ce terme et son usage selon leur doctrine. Si le terme est universel, reste que chacun se défend de penser comme l’autre. On retrouve ce genre d’attitude en Occident également, avec des termes comme « existence » ou encore « Dieu ». C’est d’ailleurs pour cette raison que des rapprochements (bien trop rapide) se font entre le Tao comme un signifiant de Dieu. Un propos récent de « Dieu dans le bouddhisme » m’a fait hérissé mon peu de pilosité.
Reste que le terme de spontanéité peut être décrit si l’on est en mesure de savoir d’où l’on part ! Vouloir soumettre sous une même interprétation des courant différents, c’est un peu admettre son manque d’ouverture à la multiplicité.
Dire que Jullien confond la conceptualisation taoïste et confucénne du Tao me semble être une erreur. Je pense plutôt que, dans sa démarche de simplification de la pensée chinoise, il essaie de créer « la » pensée chinoise, une utopie philosophique qui consisterai à réunir sous l’égide d’un seul mouvement intellectuel inexistant la myriade d’écoles qui émaillées en Chine, afin d’opposer plus frontalement ce qui est déterminé comme « le mouvement de pensée occidentale » et « le mouvement de pensée chinois ». Car, ce qu’il s’acharne à faire en ce qui concerne l’un, il le fait également pour l’autre. Mais je suis encore moins spécialisé dans ce domaine.