Bonjour ! Joie et allégresse en cette nouvelle année qui commence ! Souplesse et oméga 3 !
Disons le tout de suite, la fin de 2010, avec les grèves en France et les commissions d’enquête au Québec, a fortement exacerbé mon petit coté révolutionnaire militant (on a tous nos petites marottes, moi c’est la recherche forcenée d’une cible légitime à l’éviscération par la foule au nom de l’amélioration de l’espèce humaine) : c’est donc coiffé du bonnet phrygien sur fond de fleurdelisé que j’ai traversé ce mois de décembre, bottes au pied, Marx sous le bras et ma philanthropie proverbiale en bandoulière.
Mais, zut et rezut : j’ai rencontré une foultitude de gens engagés à divers niveaux, à divers degrés, en association ou en solo, lettrés ou intuitifs (ou les deux, ou pas du tout), militant dans la rue, rats de bibliothèque, prêchant l’absurdité de la lutte sociale, travaillant aux lendemains qui chantent, ou attendant la fin 2012 avec impatience… bref, plein de gens tous plus différents les uns que les autres, fondamentalement pas d’accord entre eux et pourtant très cohérents, chacun dans leur domaine. C’est le bordel : tout le monde veut aller dans le même sens, mais personne ne s’entend sur la route et encore moins sur la destination.
1. Peut-on faire la révolution de son canapé ? Ce qui ne fait pas partie de la solution fait-il vraiment partie du problème ? Faut-il manifester quand il fait beau ?
Un bon ami à moi m’a demandé si à mon avis, c’était vraiment utile de sortir de son canapé pour faire la révolution. Question plutôt rhétorique qu’autre chose puisqu’il était lui-même convaincu que la pression sociale que l’on exerce par de microchoix (le vote, la consommation, l’analyse critique, etc.) est le vrai moteur d’un changement profond, le reste n’est que fadaise, poudre aux yeux et perte d’énergie. L’idéologie dominante étant absolument partout et ne pouvant être combattue de façon directe (parce que nous ne sommes pas du bon côté du flashball), la vraie résistance est donc une information constante, une analyse critique et une lecture continuelle des véritables motivations des instances directrices. Bref, un travail de décodage des raisons qui nous sont cachées. Dis comme ça, ça se tient vraiment pas mal je trouve.
Mais d’un autre coté, en discutant avec des gens de chez GreenPeace qui sont venus me voir chez moi à des heures indues, on m’a soutenu d’une façon tout aussi convaincante que les transformations sont, par essence, des ruptures (l’histoire en est témoin : de la révolution française au dernier album de Lady Gaga) et qu’il faut les provoquer constamment, se battre sans relâche pour faire entendre son point et, dans le meilleur des mondes, forcer le changement, ce qui, soit dit en passant, semble avoir pas mal de bon sens.
Et pourtant, je trouve particulièrement étrange que ces deux points de vue soient quasiment incompatibles dans la tête de beaucoup de gens, parce qu’il est pourtant facile de voir que ce sont deux facettes d’une même volonté de changement. Les choses diamétralement opposées ont au minimum un cercle en commun (à moins qu’on trouve des diamètres autre part maintenant) : elles reconnaissent de conserve l’importance d’un sujet. C’est déjà la base d’une discussion.
2. Critique mutuelle : pensée analytique et pensée appliquée les sœurs inutilement ennemies
2.1 Critique faite à la pensée appliquée : retour de flamme
Comme je l’avais plus ou moins expliqué dans l’article Une manière de lutte sociale, la faille que je trouve la plus prégnante de la lutte sociale par logique d’opposition (comme les manifestations, les pétitions ou les groupes d’action) c’est que, tôt ou tard, le mouvement finira invariablement par être récupérer, mélangé, dilué ou tout simplement oublié.
Je pense que la raison en est que l’idée d’opposition même n’a pas de sens au niveau social où elle est sensée avoir lieu. Lorsqu’on dénonce le capitalisme, le consumérisme ou le rapport à l’environnement, on réfléchit à un niveau relativement abstrait : vos invectives ne peuvent trouver de cibles particulières. Peut être pourrait on considérer les politiques comme votre cible de pression, mais globalement, si vous en êtes réduits à manifester c’est que déjà, la solution politique est compromise et pas vraiment efficace.
Donc en gros, quand on s’attelle à changer quelque chose d’aussi abstrait, on vise à faire évoluer un comportement des masses, à ajouter une nouvelle catégorie à la reconnaissance sociale ou à conscientiser les citoyens. Au niveau social, c’est une partie de la société qui tente de se transformer elle-même, et donc, fatalement, les résultats ne sont que très difficilement constatables par l’observateur contemporain puisqu’il est lui-même pris dans les changements. On ne voit en général les effets des actions « douces » que sur les générations qui suivent, soit vingt ans plus tard (le temps que les bambins deviennent une masse laborieuse)… C’est donc toujours un peu déprimant, et rapidement, on demande à ce que les changements soient plus spectaculaires !
Cependant si vous réifiez vos revendications (en prenant pour cible telle entreprise ou telle instance gouvernementale) alors vous effectuez une réduction de vos ambitions. Un peu de la même manière que ces médecins qui soignent les conséquences des maladies sans jamais effleurer les causes : la plupart des manifestations et autres actions d’opposition directes ne s’attaquent pas au fond du problème et propagent une idée d’urgence de l’action : il ne faut seulement interdire l’exploitation des gaz de schistes sans études préalables, il est nécessaire que toutes exploitations respectent des règles environnementales claires. Alors, ok, le temps joue contre nous. Mais qu’elle soit légitime ou pas, une réaction urgence ne peut pas être considérée comme la base d’un changement durable.
Dans les deux cas, la logique d’opposition amène invariablement à des réductions de la complexité des choses à des antagonismes souvent simplistes : pour ou contre la réforme des retraites ? Pour ou contre la guerre en Afghanistan ? La réponse à ces questions est forcée par la question même, car dans les deux cas, on évacue la possibilité de remettre en doute la légitimité du sujet de l’interrogation. Avant de dire que je suis contre la reforme de la retraite, je veux pouvoir mettre en question la reforme en tant que telle. Demander si un fait est un problème grave ou pas c’est déjà une manière de faire croire que ce fait est un problème en soi.
La réduction de la complexité est une arme de manipulation dont il faut se méfier plus que tout autre. Elle stérilise la pensée et encadre l’analyse dans carcan dont il est difficile de se départir. Même pour les meilleures raisons du monde, il me semble dangereux d’utiliser de telles méthodes.
2.2 Critique faite à la pensée analytique : une pelle à nuage
De l’autre coté, plus pondérés, se trouvent ceux qui pensent que l’action directe est vouée plus ou moins à l’échec et qu’il faut donc mieux se concentrer sur une action locale, plus diffuse et moins organisée pour ne pas être victime des mécanismes de réappropriation qui font la force de nos systèmes politiques.
Ne pas trop consommer, tâcher de décrypter au maximum l’actualité, analyse, indignation et esprit critique sont le credo.
Cependant, la chose qui m’inquiète pas mal dans cette approche-ci, c’est la vulnérabilité à la désinformation et l’énergie sans bornes que cela demande pour s’informer.
Premièrement, les sources d’informations fiables ne sont pas légion, et les mécanismes de vérification de la fiabilité nous échappent complètement. Il faut donc sans cesse recouper, croiser, prendre des pincettes pour commencer à se faire une idée de l’ampleur d’un événement.
Cependant, être tellement en contact avec l’information, dans une société proclamée, justement, d’information, dont l’arme principale est l’information (ou la désinformation suivant le cas) n’est ce pas, paradoxalement, aller dans le sens de l’idéologie que nous tentons de combattre. Le système de propagande ne doit pas être aussi simple que ce qu’en laisse paraitre TF1 ou TVA, le Monde et la Presse en propagent tout autant que Zmag ou GreenPeace. S’il y a propagande, alors elle se retrouve à beaucoup de niveaux, subtile, sournoise. S’il n’y a qu’une logique ambiante, alors tout est propagande. Vous n’y échapperez pas.
Deuxièmement, à force de se tenir loin de la réalité sociale pour en éviter la corruption, on finit forcément par s’en déconnecter et à prêcher dans le désert à des sceptiques ou à des convertis. Bref, les communautés électives c’est bien, mais si c’est pour ressasser de la conviction à longueur de soirée en mangeant des petits fours trop secs, je ne suis pas sûr que ça soit le plus efficace.
3. Vivre avec l’imperfection de la pensée contestataire.
Alors que reste t’il de tout cela ? Toute lutte est vaine et il ne nous reste qu’à baisser les bras et se laisser mourir de faim, dans un appartement sordide, en attendant que les voisins découvrent notre corps moisi, alertés par l’odeur nauséabonde et le sentiment inexplicable qu’un malheur affreux à frappé les murs de leur vétuste immeuble et que, les médias, saisis par tant d’abnégation face à la dure futilité des choses, prennent en main le changement et laisse l’humanité s’ouvrir un avenir meilleur ? C’est une option. Mais je ne suis pas vraiment certain que cela fonctionne à tout coup.
Premièrement, il est extrêmement important, à mon avis, de se départir de la sensation que, parce qu’une pensée montre des faiblesses, elle doit être révoquée en doute.
Si vous êtes véritablement convaincus qu’en matière de pensée sociale il n’y a pas de vérité absolue, alors, ses faiblesses ne devraient pas être un discriminant au détriment des implications. Tout est « déconstructible », rien ne résiste à l’analyse, quoi que vous fassiez, que vous lisiez, que vous croyiez il y aura toujours une faille. Il faut donc s’affranchir de ce sentiment écrasant que rien ne sert à rien, que tout est voué à l’échec et que globalement, quoiqu’on fasse quelqu’un pourra y trouver à redire, parce que c’est vrai, fondamentalement vrai et qu’il n’y a rien à faire à cela.
Une fois cet état de fait accepté, il ne vous reste plus qu’à sombrer dans la déprime du nihilisme et vous laisser mourir de faim (voir début de paragraphe) ou alors vous rendre compte que personne n’a jamais raison et c’est ce qui fait que tout est toujours perfectible, discutable et en progrès.
Deuxièmement, il faut me semble important de se sortir de la tête le dualisme avec lequel nous sommes habitués de penser. Lorsque vous pensez à une lutte sociale, à un sujet qui vous indigne (car c’est l’indignation qui est à la base de la volonté de changement, pas la grandeur d’âme ou la philanthropie) ne pensez pas à ceux qui s’opposent à vous, car, si vous y regardez bien, c’est presque tout le monde dans le monde. Une lutte sociale, c’est un bout de société qui tente d’influencer la société elle-même ! Aussi indépendants que nous le soyons, nous sommes tous des produits de la société et l’idée que vous incarnez provient du grand bassin des possibles qu’est la société même. Donc pas des uns qui se battent contre des autres, mais plutôt des courants, des mouvances, des densités à l’intérieur d’un même fluide social. Pris comme ça, je pense que l’amélioration sociale est moins déprimante et ne semble plus passer par une logique d’opposition.
Donc, quoi faire ?
Faites ce que vous pensez juste en sachant que votre savoir ainsi que votre conscience sont des produits sociaux. Faites ce que vous savez faire en gardant à l’esprit que vous agissez dans un cadre précis avec des savoir-faire qui sont, eux aussi, issus de la société.
Il n’y pas de gentils, de méchants, de complots ou de vérités. Il n’y a que des mouvements, des densités et de vastes courants. Aussi vrai qu’il est impossible de penser un courant marin hors de l’eau, on ne peut pas penser des actions en dehors de sociétés.
Il faut à mon avis troquer l’idée de s’opposer à des individus comme on s’oppose à des entités physiques contre celle de détourner des courants qui portent des individus. À mon avis, si lutte sociale il y a, alors elle est un jeu de canalisation des pulsions d’autrui bien plus qu’une manière de les stopper.