Bienvenus dans cette deuxième partie au sujet de la sagesse. S’il vous plait, gardez à l’esprit que ce que j’écris n’a pas un caractère définitif : c’est une manière de voir les choses en cours de construction et je la partage dans le but d’amener de l’eau à votre moulin si ça vous tente et d’en discuter avec vous si vous en avez l’envie.
Dans le Panthéon des Dieux païens, ils ne sont guère nombreux à ne naître dieux, mais à le devenir : Dionysos est de ceux-là, comme en une étrange et silencieuse leçon que nous n’entendons plus. Tiers complice et contemporain de tous ceux qui veulent créer et sculpter le temps hédoniste, il est l’intercesseur de l’art de vivifier l’instant, de rendre dense comme l’onyx chaque seconde qu’il sait précaire, unique, originale et sans double. Le temps dionysiaque est celui de la pure coïncidence avec le présent.
Michel Onfray, Les Formes du Temps ou la Théorie du Sauternes, p77, 2009
Il me semble que le sage entretient un rapport particulièrement fort avec la temporalité des événements : il nourrit sa sagesse de ce rapport autant qu’elle s’exprime en son travers. À bien y réfléchir j’ai identifié trois manières d’appréhender le temps « sagement » il me semble. Alors évidemment, la division en trois figures est un peu artificielle, mais j’en ai besoin pour exposer clairement mon propos et ainsi mettre un peu d’ordre dans mes idées.
Trois figures donc, cardinales selon moi, qui ne correspondent pas ni à une chronologie ni à une gradation quelconque, mais qui recoupent bien des manières d’être face au temps : le stoïque, l’hédoniste et le stratège.
1- Le Sage Stoïque
Je l’ai appelé comme cela en référence à la philosophie antique du même nom (et non pas pour mettre un joli mot avec des trémas dedans au risque de vous décevoir).
Il me semble, l’âge aidant, que le rapport au temps devient plus distancié, plus fataliste, plus confiant aussi d’où le rapport avec le stoïcisme.
Les gens qui ont vécu longtemps ont une certaine tendance à laisser venir les choses à eux, à comprendre que tôt ou tard tout finira par se dénouer, par s’arranger ou par s’équilibrer : ce sont eux qui s’assoient au bord de la rivière pour attendre de voir le cadavre de leur ennemi passer. C’est une manière extrêmement détachée de voir les choses et cela, à mon avis, peut correspondre à une certaine forme de sagesse.
Globalement, ils considèrent le temps comme une immense rivière, toujours changeante et implacable, qui emmèneavec elle les soucis, les tracas et les êtres aimés. Cette rivière, parfois placide parfois tumultueuse, nul besoin de se battre contre elle : elle est toujours plus forte que vous si vous lui faites face de front, elle est toujours plus maligne que vous si vous tentez de la canaliser. Il faut seulement s’y soumettre et tenter, un peu à la façon d’une planche, de voguer au travers en profitant des accalmies.
Peut être forcé-je un peu le trait, mais il y a quelque chose d’inéluctable dans cette manière d’appréhender le temps. D’inéluctable, mais de serein aussi. Les choses vont et viennent, c’est comme ça et on ne peut pas y faire grand-chose.
J’ai la sensation que c’est une sagesse d’expérience qui parle ici. Difficile à dire pour moi pour le moment (je n’ai pas encore trente ans, alors, d’ici à parler d’expériences !), mais je sens chez moi poindre parfois cette sérénité fataliste devant des problèmes complexes qui me sont pourtant familiers.
2- Le Sage Hédoniste
Tout aussi fataliste que le précédent, mais beaucoup plus vindicatif, le sage hédoniste à une conscience aiguë de la fuite du temps. La citation d’Onfray est particulièrement parlante je trouve. Maximiser les plaisirs, utiliser le temps avec toute notre énergie : du moment où nous naissons, nous commençons à mourir doucement. C’est un chemin sur lequel il est facile de se perdre et on parle de sage hédoniste lorsqu’une véritable réflexion sur l’économie des plaisirs est faite : le sage ne veut pas jouir là, maintenant tout de suite, parce que dans une heure il sera peut-être trop tard. Non, cela serait trop réducteur. L’hédoniste utilise l’éthique pour gérer son rapport au temps : c’est d’ailleurs dans cette utilisation de l’éthique que des « degrés » d’hédonismes peuvent se faire (c’est tout la différence qui peut exister entre un Épicure et un Sade par exemple).
Le plaisir réside donc dans de petites choses, souvent évanescentes, et demande donc une attention permanente. C’est donc une philosophie de l’instant présent et de l’observation minutieuse des micros changements pour pouvoir, en tout temps, s’y conformer. Il faut donc densifier l’instant, le vivre tellement à plein qu’il se suffise à lui-même.
C’est une sagesse que l’on retrouve beaucoup dans la philosophie bouddhiste et dans la sagesse populaire : ne pas faire de calcul, profiter de l’instant présent au lieu de faire des projections sur un bonheur hypothétique, être pleinement présent, etc. Il en résulte un temps non pas continu, mais fait de saillances et de déchirements, de coïncidences et de densité.
3- Le Sage Stratège
Le sage stratège est au chevauchement des deux : il considère à la fois le temps comme un grand cycle implacable,mais comprend aussi les saillances du temps comme autant de leviers sur le cours des choses. Le temps est une grande tendance dont certains moments offrent des prises pour des changements.
On retrouve beaucoup cette vision chez Badiou et chez son émule, Zyzeck lorsqu’il parle de la crise en société (quisont donc prévisible par une observation des tendances) comme le moment où les rouages des politiques dominantes sont mis à jour et offrent donc une prise au changement : il faut donc alterner une observation des tendances et une intelligence de l’instant pour en comprendre le potentiel.
Le sage Stratège voit donc le temps à travers le crible de ses objectifs comme autant de tendances qui vont dans le sens où l’encontre de sa volonté. Le temps « stratégique » est donc un temps hétérogène fait de courants et de points d’arrimage, d’objectif, d’adjuvants et d’obstacle.
4- Qu’arrive-t-il de nous ? À quel saint se vouer ?
Je disais en introduction que ces catégories étaient bien superficielles, car évidemment, la sagesse nait très certainement d’une combinaison subtile entre ces trois pôles.
Cependant, je voudrais ajouter une notion de mon cru qui recoupe un peu ces trois façons d’appréhender le temps : celle du beat (pulsation en bon français, j’utilise les deux termes suivant l’humeur).
On considère souvent le temps comme un continuum qui nous est extérieur, une sorte de chose qui englobe la réalité ou qui la traverse suivant les définitions. Je pense pour ma part que le temps est une résultante de l’activité intellectuelle, de la classification. Aussi vrai que quand une machine à laver fonctionne elle génère de la chaleur, l’esprit lorsqu’il met en sens, lorsqu’il interprète génère la sensation de temps. Le temps est une sensation comme la chaleur, le bien-être ou l’amertume.
Du coup, la notion de beat est la notion de sensation du temps qui passe. C’est une manière de se réapproprier le temps, de le remettre à l’échelle humaine.
Quand vous vous ennuyez ou qu’au contraire vous êtes exaltés, le temps n’a pas la même valeur pour vous, et je pense qu’il est tout à fait possible de mettre en rapport les activités dans lesquelles nous sommes le plus à l’aise individuellement avec notre beat personnel. Certains ont besoin d’une pulsation rapide : ils vivent en staccato, tout en creux et en pics, et leur bien-être en dépend, d’autres, au contraire, vivent plutôt sur un mode legato, un temps plus lent, plus uniforme, sans saillances ni déchirements et résistent mal au temps hétérogène.
Je m’étais rendu compte de cela en faisant le son d’une pièce de théâtre : tous les soirs, je devais suivre très précisément la voix de l’actrice principale pendant un long monologue. Il fallait que je la suive dans la moindre de ses intonations pour maintenir l’intelligibilité. Les premières semaines ont été difficiles, puis, l’expérience aidant, j’ai commencé à sentir son beat à elle et à m’y fondre. Au fur et à mesure que je saisissais la pulsation de son personnage, sa pulsation propre lorsqu’elle jouait, il m’était de plus en plus instinctif de la suivre sans me tromper. Le son est un monde de beat.
Beaucoup de nos rapports interpersonnels pourraient se décrire relativement efficacement par le biais de ce concept. Nous avons tous des amis au rythme de vie qui nous parait effréné, à contre temps et d’autres qui nous semble aller sur un adagio, calme et lent, et dans certains moments, nous avons plus de facilité avec certains tempos, certains beats.
Je pense donc que le sage est quelqu’un qui comprend très intimement sa propre pulsation et qui est tout à fait capable de l’accorder avec celles qu’il rencontre. Pulsation d’une ville, d’un pays, d’une tablée ou d’un individu : il n’y a pas d’adéquation possible entre deux entités vivantes sans une mise en harmonie de leur rythme interne. Comme quelqu’un qui serait capable de laisser reposer ses mains sur la surface de l’eau uniquement grâce à la tension superficielle, la sagesse nous amène à affleurer le rythme de ce qui nous entoure.