L’automne étendant ses longs bras décharnés sur nos parcs, effeuillant sournoisement nos chers érables en de longs streap-tease lascifs et rougeoyants, je pense qu’il serait bon de vous entretenir de mes derniers émois littéraires, de mes dernières billebaudes romanesques, de mes errances oniriques, de mes exaltations livresques, car je viens de terminer la lecture difficile, il faut l’avouer, de l’Île du Jour d’Avant de Umberto Eco.
L’histoire est relativement simple : autour de 1640, un espion, Roberto, fait naufrage en pleine mission vers l’Amérique du Sud, dérive pendant une semaine sur une planche et finit par arriver sur un autre vaisseau, échoué entre deux îles et vide de tous passagers. Coincé aux antipodes du monde connu, ayant suffisamment de vivres pour tenir pendant des années, Roberto se lance dans l’écriture compulsive de notes et de pensées. De flashbacks en digressions, on suit l’histoire et les errances d’un jeune homme impressionnable et névrotique.
Je vous entends d’ici, du fin fond de ce scepticisme viral et délétère qui ronge, tel un escadron gracile et militaire de termites, les fondements idéaux qui soutiennent nos sociétés fragiles, embarquées, frêles esquifs, sur les marées du temps du changement, luttent vainement pour passer au travers de la tempête de ce scepticisme viral et délétère… etc., vous avez compris l’idée ? Bon je continue, donc, j’entends d’ici, du fin fond de votre scepticisme, vos bras se croiser dans un éclair de désapprobation, car oui, je le sais, quatre cent soixante pages d’errance baroque sur un bateau, ça vous congestionne le processus cognitif (et à moi aussi d’ailleurs) !
Pourtant, il s’agit probablement d’un des meilleurs romans que j’ai lus dans les cinq dernières années.
1 – Érudition et roman historique
Premièrement, il est important de souligner la maîtrise incroyable de la structure narrative : Eco alterne les temporalités, les propos, les types de romans avec une facilité déconcertante. On ne cesse de naviguer entre les souvenirs, les fantasmes et les aventures du héros et, autant le dire tout de suite, il en a de l’imagination le Roberto !
Jusqu’aux trois quarts du roman, on a vraiment l’impression que l’histoire est un prétexte aux digressions sur l’époque. Car l’Île du Jour d’Avant dépeint le XVIIe siècle de façon précise et vraisemblable.
Un jeu d’érudition, parfois indigeste, mais souvent jouissif, se met en place au fur et à mesure que l’on entre dans l’univers du livre (Eco ira même jusqu’à cacher un Blaise Pascal sous les traits d’un jeune prodigue qui invente une machine à calculer) : les termes techniques ne nous sont pas épargnés pas plus que les considérations géopolitiques entre France, Italie, Allemagne et Espagne (et je dois admettre que c’est un foutu Bronx là-dedans !). Cependant, si c’est un roman érudit, le livre ne s’attardera jamais sur des considérations que vous pourriez trouver dans vos vieux manuels d’histoire : donc pas de cours au programme, mais si vous voulez saisir les subtilités de l’intrigue, il va falloir aller se taper quelques articles sur Wikipédia !
On nous entretient aussi des questions scientifiques qui hantent l’époque : révolution de la Terre autour du Soleil et sur elle-même, substance de Dieu, la question du libre arbitre, calcul des longitudes du globe, etc. Le roman tente, par le biais des arguments et des logiques de l’époque de nous montrer comment on pouvait, le plus sérieusement du monde, démontrer la fixité de la terre par le vol des oiseaux et le déplacement des vaches !
Car le XVIIe c’est Descartes et son Discours de la Méthode (1637), l’aberration politique de Louis XIV de Richelieu et Mazarin, la pensée athée avec Jean Meslier, le début de la pensée libertaire avec La Fontaine et qui annonce Marivaux, mais aussi les grandes recherches scientifiques (du perfectionnement de l’horloge aux débuts de l’anatomie) : c’est la méthode scientifique naissante qui rencontre le mysticisme religieux ; l’aspiration aux grandes découvertes et les intrigues politiques.
Le trouble du personnage principal, Roberto, balloté entre athéisme, hédonisme, pensée libertaire, religion, jeu politique et amour transi est particulièrement efficace pour montrer la charnière intellectuelle que ce siècle représente. Car les trépidations de notre héros servent magnifiquement le projet de description qui anime le livre.
Cependant, n’allez pas croire que toutes ces digressions ne servent pas le roman : avec une certaine élégance, Eco arrive à intégrer des pans complets de ces questionnements à l’intrigue. Du coup, on se retrouve face à un roman historique atypique (mais je confesse ne pas en être un grand spécialiste) qui en plus de s’enraciner dans des faits historiques (ici la guerre de Trente Ans et la recherche compulsive des îles de Salomon) a aussi des vertus philosophiques en présentant l’épistémè de l’époque. On trouvera donc des explications complètes sur les tentatives de déterminer la longitude à bord d’un bateau, de longues tirades sur la douleur joyeuse d’être un amoureux déçu, une exégèse sur le symbolisme de la colombe à travers la chrétienté ou des aphorismes libertins !
Tout un programme…
2 – Écriture et personnages baroques, structure moderne
L’intérêt, mais peut-être aussi la principale difficulté du livre, provient de la rencontre entre des personnages baroques, aux pensées et aux comportements baroques (fatalement), et une structure narrative moderne.
Cela génère toute la réflexion dont je faisais état plus haut, mais créé, aussi une mise à distance constate avec les personnages et leurs préoccupations : du coup on observe, distanciés, les arguties et les intrigues souvent complexes des héros. Cela instaure un rapport très étrange au livre et force la focalisation sur le style d’écriture (puisque les personnages nous sont distants et finalement étrangers). Et là encore, Eco articule beaucoup d’affaires ensemble : le narrateur, qui nous est contemporain et qui rapporte les notes de Roberto (perdu sur un bateau pour ceux qui dorment), se permet, de temps à autre, des commentaires sur les effusions sentimentalistes de l’espion italien ! Donc dans le livre se côtoient, pêle-mêle, les envolées lourdes et affligées d’amoureux transis, les raisonnements abscons des prêtres scientifiques sur l’astrophysique, les argumentations oiseuses sur la liberté des philosophes, des sarcasmes post-modernes du narrateur et des longs exposés sur le mode scientifique de la recherche de l’époque ! C’est plutôt difficile à suivre, souvent pénible ou ésotérique (voire les deux) et parfois exaltant, car le livre est en fait traversé de part en part d’un langage et de pensées baroques (probablement imaginaires) qui nous sont totalement étrangers. Donc la moindre description peut passer par une grandiloquence insupportable et s’étaler sur des pages ou au contraire se résumer en deux termes latins suivant si c’est Roberto qui nous décrit sa bien-aimée ou si c’est un prêtre qui parle d’amour !
De plus, les personnages, qui proviennent de bien des nationalités, ne parlent pas forcément bien la langue commune dans le livre : le latin (traduit heureusement). Donc, vous trouverez des petits bouts d’allemand, d’italien, de français et évidemment de latin (parce qu’à l’époque c’est encore la langue de la science), et des tournures de phrases étranges (je pense en particulier à un abbé allemand du livre qui n’arrive pas à structurer ses phrases et qui devient, à la longue, pénible à lire [ce qui reflète tout à fait l’état d’esprit de ses interlocuteurs !]
Au final, c’est une sorte de roman-essai, à forte teneur historique, avec de vrais morceaux d’histoire des sciences et de philosophie dedans, nappé d’une réflexion sur une langue baroque disparue ! Alors évidemment, avec un aussi gros mandat, côté action, disons que c’est plutôt dilué : y’ a pas vraiment de suspens ! Cependant, malgré tout cela, j’ai aimé, car il y a quelque chose d’archéologique là dedans, comme ces documentaires qui, en images de synthèse, font vivre les villes romaines ; et quiconque aime un tant soit peu l’écriture ne peut rester de glace devant une rencontre aussi bien orchestrée de langues, de langages et de philosophie. À lire donc, avec votre dictionnaire, un calepin et beaucoup, beaucoup de patience !
Un travail similaire à certains égards, est le Livre de Raison de Tuckborough (Yearbook of Tuckborough), qui répertorie les annales de la famille Touque, vivant à Bourg-de-Touque . Il est le plus vieux livre connu dans la Comté, et a probablement été conservé aux Grands Smials, comme la copie du Livre rouge de Findegil. Débuté vers l’an 2000 T. Â.